Kichizo Inagaki, assembleur de fragments égyptiens

 

"A l'hôtel Biron, c'est un Japonais qu'il [Rodin] avait chargé de la délicate besogne de rassembler les fragments de bas-reliefs égyptiens achetés pour ses collections et de monter ses plus précieuses esquisses. »

 

    Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Paris, Brenard Grasset, 1936, p. 16.

 

 

Ce japonais avait pour nom Kichizo Inagaki (1876-1951), sculpteur japonais, diplômé de l’école des beaux-arts de Tokyo dans la section Pierre en 1904, arrivé à Paris le 20 juillet 1906. Inagaki se fait connaître par une activité de socleur qu’il mène en parallèle à celle de sculpteur[1]. Fin 1912, Rodin doit faire face à l’arrivée massive des reliefs égyptiens, souvent sous de forme de fragments issus d’un même ensemble qu’il faut réunir dans des cadres en bois afin de les accrocher au mur, dans la perspective du futur musée. Il ne s’agit alors plus d’exposer les objets dans l’esprit de l’atelier mais de leur donner une présentation que Rodin imagine muséale : « J'ai vu chez un antiquaire[2] des antiquités qui ont été encadrées par du bois sculpté peint en noir sans ornements. C'est M. Sugnavara qui avait (fait) ce travail... c'est pour cela que je serais désireux d'avoir son adresse... je le ferais venir chez moi pour des bas-reliefs assyriens que j'ai fait encastrer.[3]  Rodin demande au professeur Tokichi Naïto, répétiteur à l’École spéciale des langues orientales, de l’introduire dans le milieu des artistes japonais[4] et ce dernier lui recommande finalement Inagaki.[5]. Rodin est particulièrement séduit par le style de son travail, simple et respectueux des objets : des socles et des cadres mis en œuvre avec des bois précieux, le chêne, le palissandre, l’ébène ou le buis, assemblés avec raffinement. Lorsqu’il travaille pour Rodin, Inagaki laisse le bois presque brut, sans céruse ou laque urushi rouge ou noire. Il ne les signe pas, alors qu’il applique un cachet, portant la calligraphie de son nom d’artiste, « Yoshio », sur les commandes des antiquaires. Ces cadres et socles diffèrent radicalement de ceux fabriqués en Europe au XIXe siècle, en marbre ou onyx de couleurs, encore présents sur nombre d’autres objets de la collection de Rodin.

 

Inagaki commence à travailler sur la collection égyptienne assez tardivement. En 1913, Charles Boreux décrit nombre de reliefs encore sous forme de fragments. A la fin de l’année, Rodin cesse d’acheter et quitte Paris pour l’Italie et l’Angleterre. De retour en 1915, il sollicite Inagaki pour l’encadrement des reliefs égyptiens. Le 4 juin 1915, Rodin lui paie 1500 F « pour 6 bas-reliefs »[6], puis le 12 août 1915, 1000 F pour « 2 petits bas-reliefs égyptiens oiseaux/ 3 peintures murales égytiennes/ 1 grand socle/ 4 petits socles/ Montage (Hôtel Biron)/ Travail à Meudon jusqu'au 11 août puis le 9 octobre 1915, 950 F pour 1 bas-relief - 1 petite vitrine (Hôtel Biron). Inagaki travaille encore à Meudon du 12 août au 15 octobre. [7] Il réalise à cette époque les encadrements de l’ensemble des reliefs du temple d’Athribis à Wannina, rassemblant les morceaux de manière désordonnée. Les encadrements pour les peintures égyptiennes sont équipées de vitres protectrices coulissantes. Inagaki conçoit aussi nombre de soclets, en particulier pour les figurines égyptiennes en bronze.

 

L’ébéniste se rend fréquemment à Meudon et à l’hôtel Biron, préparant une partie de son ouvrage à l’atelier[8], après avoir pris les mesures de l’objet, puis terminant à l’hôtel Biron le travail de montage[9] : « Le matin, avant de venir à l’hôtel Biron, [Rodin] visite l’atelier de son mouleur, et cet autre atelier également où un ouvrier japonais le ravit par sa dextérité à réparer les objets d’art qu’il lui confie[10]. » Rodin est passionné par l’art japonais, sensible à l’esthétique d’Inagaki, avec qui il envisage d’exposer en 1914, dans un projet intitulé Pierre et bois que la guerre annula.

 

 

Roi agenouillé entre deux divinités, Nouvel Empire (1550-1069 av. J.-C.), calcaire, donation Rodin 1916, musée Rodin, Co.03483

 

 


 

[1] Bénédicte Garnier, "Dans l'atelier de Kichizo Inagaki, ébéniste de Rodin", Le Rêve japonais, Paris, Flammarion, 2007, p. 86-95. La correspondance Inagaki-Rodin a été publiée dans le catalogue de l'exposition Rodin et le Japon, Shizuoka, Contemporary Sculpture Center, 2001, p. 142-148.

[2] Il s’agit de l’antiquaire Joseph Brummer, 3 bd Raspail.

[3] Lettre d'Auguste Rodin à Tokichi Naïto, 21 décembre 1912, Vente publique, Drouot Rive gauche salle n° 1, 16 décembre 1977, n° 228.

[4] « Tokichi Naïto demande si connais japonais faisant travaux pour Brummer » et l’on peut lire sur l’agenda de Rodin à la date du 18 décembre 1912, archives musée Rodin, INA.3246.

[5] Le 20 décembre 1912, Tokichi Naïto lui répond : « Je vous prie de me permettre de prendre la liberté de vous écrire en ce qui concerne un japonais qui fait les cadres dont je vous ai parlé ce soir. Dès que j’suis sorti de chez vous, j’ai passe chez le sculpteur japonais et j’ai causé avec lui sur le sujet dont vous avez besoin. Je crois qu’il pourra faire les cadres comme vous les voudrez et il sera content de les faire. Je l’amènerai chez vous pour arranger ces affaires vers 11 heures, le 23 courant ». Lettre de Tokichi Naïto à Rodin, 20 décembre 1912, Paris, archives du musée Rodin, INA.3246.

[6] Reçu d'Auguste Rodin à Kichizo Inagaki, 4 juin 1915 ; Reçu d'Auguste Rodin à Kichizo Inagaki, 12 août 1915 Reçu d'Auguste Rodin à Kichizo Inagaki, 9 octobre 1915, archives misée Rodin, INA.3246.

[7] Quelques grands reliefs encadrés sont visibles sur à l’ouverture du musée après 1919 (Ph.03864). Quinze reliefs sont encore aujourd’hui encadrés.

[8] En 1913, Inagaki habitait le 10, rue Nouvelle du Théâtre, non loin de son atelier, situé au numéro 7.

[9] Lettre d’Inagaki à Rodin, 21 août 1914, Paris, archives du musée Rodin, INA.3246.

[10] Gustave Coquiot, Rodin à l'hôtel de Biron et à Meudon, Paris, Librairie Ollendorff, 1917, p. 98-99.