Khâemouaset présentant une image divine

Statue théophore

Égypte > Région thébaine ou Coptos (probablement)

Nouvel Empire > époque ramesside > XIXe-XXe dynastie, règne de Ramsès II (vers 1279-1213 avant J.-C.) ou Ramsès III (vers 1186-1154 avant J.-C.)

[voir chronologie]

Grauwacke probablement

H. 36,4 cm ; L. 12,9 cm ; P. 26,1 cm

Co. 965

Commentaire

Etat de conservation

Seule la partie inférieure de la statue est conservée. Du personnage masculin debout, seule subsiste la partie comprise entre les hanches et les chevilles. La partie droite est particulièrement endommagée : une cassure diagonale a amputé le fragment depuis le nombril jusqu’au mollet droit. Seule la main gauche est encore présente. Quelques petits éclats sont observables sur les jambes, le pouce gauche mais surtout sur les arêtes du devanteau du pagne et du pilier dorsal.

La statuette du dieu présentée par le personnage est très mutilée : un éclat a emporté la moitié droite du corps, depuis l’épaule gauche jusqu’à l’extrémité inférieure du pagne, à droite, faisant disparaitre la tête de l’image divine ainsi que sa main droite. La moitié droite du socle est de même épaufrée.

Description

Ce fragment de statue à pilier dorsal figure le Premier Prophète d’Amon Khâemouaset debout, présentant devant lui une statuette du dieu syncrétique Amon-Rê-Kamoutef [-Min ?]. Malgré l’état fragmentaire de l’œuvre, on peut lui attribuer une attitude statique car, sur les côtés, les deux jambes sont pratiquement à la même distance de l’extrémité du pilier dorsal. Cette attitude est moins habituelle dans la statuaire égyptienne que celle de la marche apparente, où la jambe gauche est avancée.

 

Khâemouaset est vêtu d’un pagne plissé long, doté d’un large devanteau triangulaire également plissé, qui descend jusqu’aux chevilles et remonte haut dans le dos ; il laisse entrevoir le galbe des jambes. Les retombées du nœud de maintien de ce pagne sont visibles de part et d’autre de la statuette qu’il présente. Leurs extrémités sont bordées de franges. Ce type de costume, qui apparaît à la XVIIIe dynastie, est courant à l’époque ramesside. Il est souvent associé à une chemise aux manches mi-longues plissées, dont Khâemouaset était peut-être vêtu à l’origine. Ce qui est conservé du personnage atteste de la parfaite maîtrise de l’artisan et du soin apporté dans l’exécution des détails (voir, en particulier, la finesse du plissé de son vêtement).

 

Une réserve de pierre relie le torse de Khâemouaset et la statuette divine qu’il présente devant lui. Le bras gauche, seul conservé, nous permet quelques observations. Le dessus du bras et de la main est très plat ; la distinction entre le bras et la main est marquée dans la ligne mais pas dans les volumes. Les ongles sont indiqués par une incision au bout de chaque doigt.

 

La statuette d’Amon-Rê-Kamoutef[-Min ?], sur un socle très haut, figure le dieu debout, dans l’attitude de la marche (jambe gauche en avant). Il est vêtu d’un pagne simple, court et moulant. Dans la main gauche, ramenée sur le torse, il tient un sceptre-ouas dont l’extrémité inférieure, fourchue, repose sur son pied gauche. D’après les traces d’arrachement, le bras droit était plaqué le long du corps mais il est difficile de déterminer si la main droite tenait un attribut. Pour comparaison, sur une statue théophore en grauwacke à peu près contemporaine (XIXe dynastie) conservée à Copenhague, le dieu Amon tient au bout de son bras étendu un signe ânkh (Ny Carlsberg Glyptotek AEIN 585 ; KOEFOED-PETERSEN, 1950, p. 42-43 et pl. 81, n° 67 ; JØRGENSEN, 1998, p. 230-231, n° 91). Cette iconographie renvoie pleinement à celle des dieux Amon et Amon-Rê et non du dieu syncrétique Amon-Min ou encore d’Amon-Rê-Kamoutef. Ces dernières divinités sont généralement figurées debout, les pieds joints, engoncées dans un linceul (à l’instar d’Osiris), ithyphalliques, la main gauche dans le vêtement (pour les œuvres en deux dimensions) ou tenant leur pénis en érection (pour les rondes-bosses), le bras droit levé, suivant l’iconographie du dieu Min (voir par exemple la statuette d’Amon-Rê-Kamoutef de la XXVIe dynastie, conservée au British Museum EA 60042). Les collections du musée Rodin conservent également une figurine en bois d’un Amon-Min-Kamoutef où le dieu a été représenté avec le bras droit levé, paume tournée vers l’avant (voir la notice Co. 2451/ Co. 6254). 

 

Malgré l’état de conservation des bras, on distingue clairement que la main gauche de Khâemouaset ne touche pas véritablement la statue divine, mais en est séparée par une réserve de pierre assez importante. Ainsi, Khâemouaset ne saisit pas la statuette comme s’il s’agissait d’un objet, sa main est en fait étendue tout à côté.

D’après Jacques Vandier (VANDIER, 1958, p. 462-463), la typologie de l’homme debout « tenant » une statue divine ou un symbole divin, c'est-à-dire la statue théophore, n’apparaît pas avant la XIXe dynastie. En réalité, les premières statues théophores datent du règne d’Hatchepsout, au milieu de la XVIIIe dynastie, et la paternité de la typologie peut sans doute être imputée à son grand intendant Senmout. Elles se développent surtout à partir de la fin de la XVIIIe dynastie et tout au long de l’époque ramesside, pour perdurer ensuite jusqu’à la fin du Ier millénaire avant J.-C.

Elles mettent en lumière le rapport entre l’homme et la divinité. D’abord considérées comme la commémoration de l’offrande d’une statuette divine faite au temple par un particulier, ou bien comme la matérialisation de la dévotion du dédicant qui se faisait représenter dans un rôle de protecteur de l’effigie divine, on estime aujourd’hui que ces statues figurent plutôt un face-à-face. La scène n’est pas d’adoration, car le personnage n’a pas les mains levées, paumes tournées vers la divinité, mais plus probablement d’attente respectueuse, les deux mains posées à plat sur les cuisses, face à la statuette. Le dédicant n’attend rien de moins que de bénéficier des bienfaits accordés par la divinité, notamment de la réversion des offrandes qui lui sont faites dans son temple.

 

La statue de Khâemouaset provient peut-être d’un temple dédié à la forme particulière d’Amon représentée ici : Amon-Rê-Kamoutef-[Min ?]. En effet, quand bien même Khâemouaset aurait été rattaché au très influent clergé de Karnak, comme le laisse supposer son titre de Premier Prophète d’Amon, il est tout à fait possible que la statue du musée Rodin provienne d’un autre temple, consacré à cette forme spécifique d’Amon (voir la section « inscription »). Il n’est pas rare que le membre du clergé d’un temple dédie une statue dans un sanctuaire autre que celui où il officie. Nous pouvons logiquement penser à la région thébaine, berceau du dieu Amon, où Amon-Rê-Kamoutef est bien attesté depuis la XIIe dynastie, de même que le dieu Amon-Min ou Min-Amon-Kamoutef depuis la XVIIIe dynastie. Nous pouvons également avancer que cette statue provient de la région coptite, un peu plus au nord, berceau du culte de Min, où un sanctuaire en l’honneur d’Amon de Karnak a été érigé durant la XVIIIe dynastie. Outre les vestiges archéologiques de ce sanctuaire, une stèle privée dédiée à Amon-Kamoutef et Isis, datée de la XVIIIe dynastie, a été découverte à Coptos (Lyon, musée des Beaux-Arts E 501-1723). Dans le cintre, la déesse Isis porte la croix-ânkh aux narines d’un dieu ithyphallique identifié comme « Min-Amon-Rê-Kamoutef qui préside à Karnak ».

Cependant, il n’y a pas de corrélation systématique entre le dieu représenté et le dieu tutélaire du temple où son image est déposée. La provenance hypothétique du grand temple d’Amon à Karnak ne peut donc être totalement écartée.

 

Inscription

Le pilier dorsal comporte une colonne de hiéroglyphes gravés en creux (lecture de droite à gauche), bordée de chaque côté par une ligne verticale incisée. Le texte est une formule d’offrande au bénéfice du Premier Prophète d’Amon Khâemouaset, un titre qui fait référence à la fonction suprême de chef du clergé d’Amon thébain et que l’on traduit souvent par « Grand Prêtre d’Amon » (sur ce titre et ses porteurs, voir la bibliographie dans COLLOMBERT, 1996, p. 56 n.4).

 

Le socle de la statue divine est, lui aussi, inscrit d’une colonne de hiéroglyphes en creux (lecture de droite à gauche) bordée de chaque côté par une ligne verticale incisée, mais seule celle de droite subsiste. Le texte permet d’identifier le dieu comme étant Amon-Rê-Kamoutef. L’inscription est incomplète et Philippe Collombert (COLLOMBERT, 1996, p. 52-53) propose de lire « Min » dans la lacune et d’obtenir ainsi le nom de la divinité syncrétique Amon-Rê-Kamoutef-[Min ?].

Cette lecture fait sens puisque Kamoutef est une forme ithyphallique d’Amon empruntée à l’antique dieu de la fertilité Min. Ce concept de Kamoutef – littéralement « le taureau de sa mère » – fait référence à une cosmogonie dans laquelle le soleil est mis au monde chaque matin par la vache céleste (souvent Hathor ou Nout). Chaque soir, après avoir parcouru sa course, ce « jeune veau à la bouche pure » féconde sa mère en s’engloutissant dans sa bouche avant de renaître à nouveau le lendemain. C’est ainsi que se perpétue le cycle du soleil permettant le cycle de la vie (voir CORTEGGIANI, 2007, p. 332-335). Il implique donc que le dieu qui porte cette épithète est à la fois son père et son fils, puisqu’il s’est engendré lui-même en fécondant sa propre mère. De manière plus générale, il utilise l’image du taureau, symbole de virilité, de puissance (notamment sexuelle) et de force procréatrice dans la pensée égyptienne.

En se voyant associé à la fois au dieu Min et à la forme Kamoutef, Amon-Rê entre pleinement dans son rôle de dieu créateur primordial capable de s’auto-procréer.

 

Le Khâemouaset figuré ici ne doit pas être confondu avec son célèbre homonyme, fils de Ramsès II. Une étude de Philippe Collombert a recensé plusieurs monuments inscrits au nom d’un Khâemouaset portant le titre de Premier Prophète d’Amon. L’un d’eux le désigne comme « fils du Premier Prophète d’Amon Oupouaoutmès » (LEFÈBVRE, 1929, p. 115, 245-246) ; même si la filiation du personnage n’est pas conservée sur l’œuvre du musée Rodin, il s’agit sans doute du même individu (COLLOMBERT, 1996, p. 52). Sur un autre document, il est « grand des voyants dans Thèbes », un titre porté par la plupart des Premiers Prophètes d’Amon aux XIXe et XXe dynasties. Enfin, sur un troisième monument, Khâemouaset est « sematy de Min-Amon », titre dont c’est l’unique attestation et dont on ne comprend pas toutes les implications, mais pour lequel on connaît, par ailleurs, la variante « sematy de Kamoutef ». La possible équivalence des deux titres trouve un écho dans la forme particulière du dieu présenté par Khâemouaset sur la statue du musée Rodin.

 

Les inscriptions sur ces monuments font également référence à son rôle dans un temple de « millions d’années » sur la rive ouest de Thèbes, en tant qu’officiant dans un voire plusieurs cultes funéraires royaux (COLLOMBERT, 1996 p. 52 et p. 57, n. 14). Du fait de cette spécificité, Philippe Collombert a mis en doute la supposition, logique lorsque l’on pense au « Premier Prophète d’Amon », que Khâemouaset serait ici le chef du clergé de Karnak et Grand Prêtre de l’ « Amon-Rê roi des dieux » thébain, et suggéré qu’il pourrait en réalité être le Premier Prophète de cette forme particulière qu’est Amon-Rê-Kamoutef-[Min ?], honorée dans un temple funéraire royal. Cette idée demeure cependant une hypothèse à laquelle on peut opposer que, d’une part, les titres de son père Oupouaoutmès tendent à indiquer qu’il était bien Grand Prêtre d’Amon et que, d’autre part, il n’existe pas d’autres attestations où la version abrégée du titre de « Premier Prophète d’Amon », sans mentionner la forme spécifique de l’Amon honoré, ferait référence à un Amon autre que celui de Karnak (COLLOMBERT, 1996, p. 55-56).

 

Quoi qu’il en soit, par son étude du texte, Philippe Collombert a confirmé que la paléographie (style de l’épigraphie) correspondait à l’époque ramesside ; il a établi que Khâemouaset avait pu exercer sa charge pontificale soit durant la première moitié du règne de Ramsès II, à la XIXe dynastie, soit sous celui de Ramsès III, à la XXe dynastie (COLLOMBERT, 1996, p. 54-55).

 

Historique

Acquis par Rodin auprès de l'antiquaire Joseph Altounian le 11 septembre 1912.

BOREUX 1913 : Hôtel Biron, 91 « Fragment (de la ceinture aux genoux) d’une statuette de personnage debout tenant devant lui un dieu ( ?), également debout et ayant à la main le sceptre [hiéroglyphe]. Le dieu est posé au-dessus d’un naos ( ?), faisant saillie et sur lequel on lit (→) [hiéroglyphes]. Pilier dorsal avec un proscynème au nom du 1er prophète d’Amon Khaemuasmit. Haut 37 Larg 25 cent »

Donation Rodin à l’État français 1916

Commentaire historique

Ce bas-relief fut acheté auprès de l’antiquaire Joseph Altounian qui l’expédia dans un lot d’objets le 31 août 1912 et le décrivit ainsi :  « 1 statuette femme debout très belle draperie manque partie droite basalte verte XVIIIe dynastie 150 » (ALT 147, archives musée Rodin).

 

L’antiquaire Joseph Altounian, écrivait à Rodin du Caire le 10 Août 1912 : « Cher Maître, J’ai l’honneur de vous faire savoir que je viens de rentrer aujourd’hui même au Caire après avoir accompli le voyage dans la Haute-Égypte dont voici les principales étapes. Éléphantine, Abydos, Phylae, Héracleopolis, Sakhara, Memphis, etc., ou j’ai séjourné pour recueillir pour votre collection des fragments de bas-reliefs, granit, calcaire, basalte, bref tout ce que j’ai jugé pouvant vous intéresser. Ce lot renferme 24 pièces des bas-reliefs et des reliefs en creux des grands et des petits, le tout appartenant aux différentes dynasties ayant régné dans les régions que j’ai traversées, plus 19 pièces de fragments en ronde bosse le tout présente la sculpture des meilleures dynasties. » J. Altounian était parti du Caire en juillet 1912, et l’on peut suivre son périple sur son agenda (archives Altunian) : Minieh, Mallawi, Assiout, Abou Tig, Assiout, Sohag, Achmim, Abou Tig, Baliana, Abydos, Baliana, Keneh, Kous, Louxor, Sohag, Achmim, Sohag, Mallawi, Le Caire, où il arriva le 7 août.

 

Le 28 Août 1912, Altounian écrit au sculpteur : « Cher Maître J’ai l’honneur de vous annoncer que je suis arrivée à Paris depuis quelques jours. Je me suis présenté 77 rue de Varenne mais on m’a dit que vous étiez absent ; jour cela. Je vous adresse la présente à votre adresse à Paris espérant qu’on vous la faira suivre. Donc je vous prie cher Maître de me dire le jour que vous rentrez à Paris afin que je vienne vous soumettre le bordereau avec la nomenclature des objets que je vous ai expédié du Caire.». Le 6 septembre, Altounian recevait de Rodin « la somme de frs 850 (huit cent cinquante francs) comme prêt pour m’aider à dégager les 6 caisses antiques de la Douane ; Monsieur Rodin n’est pas engagé à acheter ce lot d’antiquités s’ils ne lui plaisent pas. Il achètera que ce qu’il lui plaira.». Rodin choisit un grand nombre d’œuvres de ce lot dont la statue Co.965 et versa à l’antiquaire 5000 francs le 11 septembre 1912.

La statue fut exposée à l’hôtel Biron, parmi les chefs-d’œuvre de la collection égyptienne, là où Charles Boreux la décrivit à l’été 1913 dans l’inventaire qu’il fit en vue de la donation à l’État français.

 

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