Florilège sur l'art égyptien

 

"Regardez, par exemple, les chefs-d'oeuvre de la statuaire égyptienne, figures humaines ou animaux, et dites si l'accentuation des contours essentiels ne produit pas l'effet troublant d'un hymne sacré. Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c'est-à-dire d'en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse."

 

                                                                                                       Paul Gsell, Auguste Rodin, L'art,
                                                                                          Bernard Grasset, Paris, 1911, p. 238-239.
 

 

Propos de Rodin

 

"C'est à Sèvres que je vis pour la première fois un épervier, chef-d'oeuvre égyptien, en une matière inconnue, qui peut être du bois, qui peut être de la pierre, ou une combinaison céramique quelconque, un épervier que Rodin tenait entre ses mains, et qui était d'une si merveilleuse forme, d'une entente si harmonieuse, qu'il semblait encore tressaillir sous la caresse des doigts. Cet épervier, je l'ai revu maintes et maintes fois, et toujours j'ai ressenti une émotion semblable. C'est lui qui a fixé, pour moi, l'intense vision de Rodin, car il la possédait en entier par cette caresse. Je pense que les jours où la fatigue pouvait vaincre ses muscles, le sculpteur retrouvait sa force et sa direction en touchant les ailes palpitantes de l'oiseau éternel."

Léon Maillard, Etudes sur quelques artistes originaux : Auguste Rodin, statuaire, H. Floury, Paris, 1899, p. 39.

 

 

(Paul Gsell retranscrit une visite des collections d'antiques appartenant à Rodin en compagnie de l'artiste
(...) Il me conduit dans une autre salle.
Sous une vitrine, un chat égyptien de bronze vert, assis sur son train postérieur et droit sur ses pattes de devant, ferme à demi ses yeux énigmatiques et, relevant son museau plat semble encore attendre les hommages du peuple qui adorait les bêtes.
« Quelle grandeur de vérité ! dit Rodin. Ce n'est pas un chat, c'est toute l'espèce des chats ! Dans l'attache des membres, dans l'arc du dos, dans la charpente de la tête, il y a l'éternité d'un type vivant. Ces Égyptiens travaillaient pour toujours. Et d'ailleurs le culte qu'il vouaient aux animaux les aidaient à les comprendre. Ce chat, c'était un dieu pour l'artiste qui le modelait. C'était pour lui ce que fut, par exemple, la Vierge pour les sculpteurs du moyen âge ou de la Renaissance. Voilà pourquoi ce chat égyptien vaut les madones des cathédrales ! ... Et cet épervier ! »
Rodin me montre un oiseau en bois de sycomore, et sa main se formant en cloche, le saisit doucement, dévotement, comme s'il avait peur de lui faire mal.
« Regardez cette tête sans cou !... Un corps et le bec tout de suite !... C'est formidable !... Tenez ! il enfile les ailes ! Il va s'envoler ! » Et le maître, élevant l'oiseau, tourne sur lui-même comme pour lui faire fendre l'espace.
« Les Égyptiens, continue-t-il, furent plus farouches que les Grecs, plus rudes peut-être, mais aussi grands. Les grecs ont été charmants : ils ont inventé la grâce. Mais les un set les autres ont aimé la vie avec autant de ferveur : ils l'ont épiée et reproduite avec une égale sincérité. Voilà pourquoi je les mets sur le même rang. Ce sont mes maîtres : je n'aspire qu'à être leur très humble disciple »

Paul Gsell, « Auguste Rodin raconté para lui-même », La Revue, 1er mai 1906, p. 94.

 

 

" Il me conduisit dans une salle remplie de ses emplettes. Sous une vitrine un chat égyptien de bronze vert, assis sur son train postérieur, se redressait sur ses pattes de devant, dans une majestueuse immobilité.

« Il est admirable mais j'ai beaucoup de peine à le préserver de l'oxydation. Voyez ses yeux qui se tuméfient et qui pleurent des granulations de métal !.. Cette bête sacrée verse des larmes sur sa divinité perdue... Dites-moi si jamais aucun peuple a mieux exprimé l'énigme troublante de l'âme animale... Que c'est beau !... Seule une race pénétrée de dévotion pour les bêtes pouvait leur attribuer une telle noblesse... Car ce chat, pour l'artiste égyptien qui l'a sculpté, c'était à peu près l'équivalent de la Vierge pour les imagiers du Moyen Age !... »

En écoutant les paroles de Rodin je me remémore les récits du vieil Hérodote sur la piété que vouaient aux animaux les anciens riverains du Nil : « Si l'on tue de dessein prémédité quelqu'une des bêtes sacrées, on est puni de mort, dit le narrateur grec ; si on l'a fait involontairement, on paie l'amande qu'il plaît aux prêtres d'imposer »... Je me rappelle aussi l'aventure de ce soldat romain qui sous les Ptolémées, ayant tué par hasard un chat sacré, fut égorgé par le peuple en furie, malgré l'intervention du roi et le nom si redoutable de Rome. Et j'évoque encore dans mon esprit l'invasion de l'Égypte par Cambyse, qui s'avança sans coup férir derrière une avant-garde d'animaux sacrés, contre lesquels les Égyptiens n'osèrent pas user de leurs armes. « Si l'on tue un épervier même sans le vouloir, dit également Hérodote, on ne peut éviter le dernier supplice ! » Voici précisément un épervier que me montre Auguste Rodin. Le maître n'est pas loin de témoigner à cette image en bois de sycomore la même adoration que les Égyptiens d'autrefois à la bête qu'elle représente...

- N'est-ce pas merveilleux, me dit-il, d'arriver à cette simplicité grandiose sans cesser d'exprimer la vie ! Observez les formes de cet oiseau : elles accusent un type général et éternel. ce n'est pas un épervier : c'est l'Épervier, c'est l'Oiseau de proie : un bec formidable monté directement, pour ainsi dire, sur une paire d'ailes et une paire de serres...

Mais, qu'on ne s'y trompe pas. Cela n'a rien à voir avec la simplification creuse, la fausse idéalisation qu'a recherchée notre école académique depuis le premier Empire. Les prétendues gloires de notre Institut en abrégeant les contours appauvrissent et trahissent la réalité au lieu de la condenser. Leur sculpture emphatique est vide et morte... (...) Tout à l'inverse de cet idéalisme menteur, l'art égyptien ne parvient à la simplicité suprême que par une accumulation prodigieuse d'observations faites d'après nature. Sous la ligne définitive, on sent encore tous les tressaillements de la réalité, mais ils sont fondus dans le jet majestueux de l'ensemble. En un mot cet art est grand et vivant à la fois.

- Tenez ! cet épervier ne dirait-on pas qu'il vit !... Et Rodin ouvrant la vitrine avance sa main en cloche au-dessus de l'objet en bois comme s'il s'agissait d'attraper un oiseau réel. Il le saisit doucement, précieusement. Puis l'élevant en l'air au bout de son poing : - En vérité, il semble enfler ses ailes pour prendre l'essor !... On croirait tout à fait qu'il s'apprête à fendre l'espace ! Ce disant, mon hôte pivote sur lui-même pour se donner l'illusion que son oiseau s'envole...

- L'art grec n'est pas plus beau que l'art égyptien, reprend le maître, mais il est d'une grandeur moins austère... Il est souriant. Il n'a plus cette gravité formidable... Il ne s'hypnotise plus dans l'adoration des formes immuables...

Paul Gsell, « Chez Rodin », L'Art et les artistes : revue d'art des deux mondes, n°23, février 1907, p. 395-396.

 

 

... Laissant de côté ses tableaux, il ouvrit une vitrine et en tira un scarabée égyptien. Ce petit bronze, que l'oxydation des siècles avait coloré d'un vert splendide, présentait ces lignes divinement simples et l'on pourrait dire majestueuses par lesquelles les anciens riverains du Nil savaient résumer toutes les formes vivantes.

Il me le mit dans la main pour le me faire mieux admirer

« Quelle idée cet insecte évoque-t-il en vous ?

_ Peu importe ! dis-je en souriant ; mais apprenez moi celle qu'il vous suggère.

_Eh bien !... l'idée d'un prêtre officiant à son autel. Regardez la tête engoncée dans le thorax... tout à fait le plongeon devant l'hostie... Et l'incurvation du dos... Et la carapace métallique des élytres... tout à fait la chasuble aux broderies étincelantes. Les Égyptiens en symbolisant l'éternité dans cet animal ont certainement soupçonné dans sa forme une posture d'adoration. Et notre Église catholique a inconsciemment imité cet insecte... Les hommes ne trouvent rien de beau qu'en copiant la nature »

Paul Gsell, « Propos de Rodin sur l'Art et les Artistes », La Revue, Paris, n° 21, 1er novembre 1907, p. 99-100.

 

 

"L'Antique a pu rendre la Vie parce que les Anciens, grâce à cette maîtrise de l'observation de la Nature, ont vu ce qu'il y a d'essentiel, c'est-à-dire les grands plans et les détails de ces grands plans. ils se sont bornés aux grandes ombres données par ces grands plans : et comme là est la vérité même, jamais leurs figures ainsi construites n'ont pu s'amollir.

Tenez, prenons des exemples ; voilà un épervier en pierre qu'on m'a envoyé d'Égypte : tous les détails sont enveloppés, étudiés d'ensemble, et quand je le pose comme cela ne dirait-on pas qu'il va s'envoler ? Ce petit chat de bronze, également égyptien, n'a pas un poil visible, détaillé à part, et cependant ne croit-on pas qu'en lui passant sur l'échine on va sentir le moelleux de sa fourrure ? Voici un ibis, un de ces petits bronzes dont l'Égypte a donné de si merveilleux échantillons : il n'y a pas une plume, mais il y a l'ensemble de toutes les plumes dans ce corps nerveux monté sur ces deux grandes pattes, et pourtant regardez comme il marche, regardez comme il va voler ! Ah ces gens-là étaient vrais !..."

Auguste Rodin, « La Leçon de l'Antique », Touche à tout, n°10, Octobre 1909.

 

 

"... il pressenti que la peinture égyptienne et étrusque recelait en elle quelque chose qui répondait à son désir ardent d'une dernière simplicité dans les lignes."

Bethge Hans, « Bei Rodin » (« Chez Rodin »), Die Hilfe Schöneberg, 12 décembre 1909.

 

 

Voici une figure du sixième siècle qui exprime la férocité intérieure, voici un torse viril sur lequel l'hôte passe la main habituée à vaincre la matière brute comme pour voir par une caresse l'effort créateur de son frère lointain. Voici une momie noire dans sa niche. Voici une tanagra agenouillée, lasse de danser. Le maître passe parmi toutes ces images de vie et de mort, de douleur et de joie familière pour lui sans prononcer une parole. Mais devant le torse souple d'un éphèbe à fière attitude, sa joie éclate d'une manière presque enfantine : « Voyez vous la pyramide ? » et ses mains tremblantes remontaient des pieds, le long du beau corps, jusqu'au cou mutilé. (...) il s'inclina devant un grand vase égyptien en murmurant : « septième siècle »

(...)

... et se tournant ensuite vers une idole égyptienne représentée dans une rigidité hiératique : « Lorsque j'étais jeune, observe-t-il, je croyais que ceci était un art barbare : mais regardez cette savante distribution de la lumière et des ombres ! » (...) Ici éclate de nouveau la joie infantile du maître : « Voici la plus belle chose que je possède, s'écrit-il en me montrant un synthétique oiseau égyptien en bronze, il est plus beau que ceux qui sont au Louvre, ajoute-t-il avec orgueil en m'indiquant un chat, également égyptien » (...) Un peu plus loin parmi des choses anciennes et modernes on trouve un violent tableau de Zuloaga et un ibis, une claire et transparente vision de Carrière et une lampe égyptienne.

Campolonghi Luigi, « L'Ermitage d'Auguste Rodin », 12 novembre 1910.

 

 

"Regardez, par exemple, les chefs-d'oeuvre de la statuaire égyptienne, figures humaines ou animaux, et dites si l'accentuation des contours essentiels ne produit pas l'effet troublant d'un hymne sacré. Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c'est-à-dire d'en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse."

Paul Gsell, Auguste Rodin : L'art, entretiens, Bernard Grasset, Paris, 1911, p. 238-239.

 

 

(Parlant des Tapisseries de Reims)

"Ces tapisseries sont des œuvres d'un art suprême.

Et c'est à nous ! Les Égyptiens, les Grecs – du moins, je le crois – n'ont pas eu cela. Ce sont, tissés, des grains multicolores de poussière, la poussière de notre passé ! (p. 94)

Notre ignorance des chefs-d'oeuvre est l'oubli de notre vérité. En pénétrant les eux, la beauté éveille le cœur à l'amour, et hors l'amour rien ne vaut.

Mais on n'enseigne plus l'amour.

Si la compréhension du beau était affaire d'éducation, d'instruction, comment pourrions nous en être privés, nous les modernes, qui sommes privilégiés parmi les privilégiés ? N'avons-nous pas dans nos musées, l'Égypte, l'Assyrie, l'Inde, la Perse, la Grèce, Rome ? (p. 180)

Ces fragments sont anciens. Mais le Français ou le Grec, c'est le même sentiment, le même sphinx de beauté. Ici et là, c'est toujours la nature transposée et ressuscitée. Et c'est cette transposition aussi qui fait la splendeur suprême de l'Égypte et de l'Inde... (pp. 185-186)

Pourquoi admire-t-on - universellement, je crois bien – les Grecs, les Égyptiens, les Persans ? Est-ce que la rareté des œuvres grecques, égyptiennes, persanes, ne leur confère pas une valeur de plus ? N'ont-elles pas gagné, à chacune des blessures que leur a faite le temps, un mérite, une dignité de plus ? Prenez-y donc garde : les violences des vandales de tout les temps et les coupes sombres qu'on pratique de nos jours ont donné aux monuments martyrisés du Moyen-âge le cachet de rareté que vous goûtez dans ceux de la Perse, de l'Égypte et de la Grèce... (pp. 188-189)

La cathédrale prend un caractère assyrien. L'Égypte est vaincue, car cette cathédrale (de Reims) est plus poignante que la pyramide, plus loin de nous que les grottes où la grande création des ordonnances apparut. (p. 243)

Plus que tout, l'Égyptien m'attire. Il est pur. L'élégance de l'esprit s'enguirlande à toutes ses œuvres.

Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, Armand Colin, Paris, 1914.

 

 

On pourra admirer aussi au Musée Rodin de très remarquable spécimens de la statuaire égyptienne...

Armand Dayot, « Le musée Rodin », L'Illustration, 7 mars 1914, p. 174-179.

 

 

Fréquemment, Rodin prend dans une vitrine un épervier égyptien en bois de sycomore. Il l'élève au bout de son bras et il tourne sur lui-même pour se donner l'illusion de voir l'oiseau fendre les airs : « Ne croirait-on pas qu'il vole ? »

« Le Musée Rodin », Le Journal du soir, 21 mars 1914.

 

 

« On a ricané autour de mon œuvre (Le Balzac), copieusement. C'est l'éternelle histoire, quand on ne veut pas faire comme tout le monde ! Ce fameux sac, comme on disait, ce qu'il y avait d'études dessous, de modelé patient, personne ne pouvait le deviner. Il faut être du métier ! On n'a pas voulu voir mon désir de monter cette statue comme un Memnon, comme un colosse égyptien. »

Gustave Coquiot, Rodin à l'Hôtel de Biron et à Meudon, Librairie Ollendorff, Paris, 1917, p. 108.

 

 

Rodin et l'art égyptien, vu par ses contemporains

 

 

"Cette chose (à propos du buste de Balzac) « folle, informe, ratée, mystificatrice », est telle que, même si on ne l'aime pas, en se retournant on ne peut plus voir autre chose. les statues voisinent semblent sèches et molles, tout ensemble découpées, à l'emporte pièce et d'une matière cireuse et ternie ; cette impression ne vient pas de l'expression de Balzac, de son attitude hardie, ni de rien de ce que l'artiste a pu y mettre comme invention « littéraire », mais uniquement de l'ampleur des formes ou rien n'est moulé sur nature ni copié, où tout est inventé, amplifié, grandi, déformé intentionnellement pour être vu de bas en haut. Toutes les lignes souples ou rigides du corps fuient en perspectives de plans larges et unifiés vers la face tourmentée au-dessus de leur calme, le corps, débarrassé des bras et des jambes si gênant dans toute statue, fait masse et contribue à l'élévation altière de la tête, d'un seul jet. Vu de derrière, il a la forme exacte des sarcophages égyptiens ; du coin de gauche, la ligne oblique et une qui piédestal à l'épaule s'équilibre par une manche vide de l'autre bras, formant saillie. Trois simples plis ondulent sur la robe de chambre et si on les étudie, on s'aperçoit qu'il serait impossible de les déplacer d'un pouce, ces plis semblent ébauchés au hasard, sans compromettre l'équilibre entier. Tout l'ensemble a l'aspect d'un menhir."

Camille Mauclair, « La Technique de Rodin », extrait de la Revue des revues, 1900, p. 10.

 

 

"L'artiste ne doit plus se contenter de dessiner le côté du modèle d'atelier se trouvant de son côté, mais il doit embrasser son sujet de tous cotés. Et cette opinion de Rodin s'accorde avec les bonnes traditions de l'antique : Dans les grandes sculptures des frises du Parthénon d'Olympie, la scrupuleuse exactitude est la même, aussi bien pour la partie qui demeure invisible à l'oeil en autre chose qu'un rapport extérieur. - sa conception est celle des Orientaux, Égyptiens et Assyriens, celles des Ioniens des Hellènes.- Comme Eugène Carrière, il se réjouit presque exclusivement de la parfaite unité de la masse en tant que telle, - de la précise délimitation des membres, de la ligne géométrique, que l'on y perçoit, et qui domine dans toute sa netteté toute l'histoire de l'art grec, ce n'est pas ce qui est à remarquer dans son art.- Il prend par exemple un épervier, un ibis, un chat, de petites sculptures égyptiennes, à la surface extérieure rendue imprécise par cette couleur, que l'on sait terreuse et terne, et il en vente la belle apparence du poil ou du plumage, qui ne sont pourtant pas indiqués, mais qui se présentent pour lui avec d'autant plus de vie par le jeu puissant des ombres, et cette illusion est même si forte pour lui, qu'il croit voir l'envol de l'oiseau et sentir la douceur du pelage du petit chat de pierre.- (...)

Il (Rodin) a trouvé un moulage de l'Apollon d'Orchomène.- A quiconque a tant soit peu exercé son regard à l'art classique des lignes, cette figure, le plus ancien des trois types connus de nous d'Apollons asiatico-ioniques, doit sembler repoussant dans sa grotesque et laide massivité, il se fait sentir d'une façon certaine une influence égyptienne.- Le profil, le nez écrasé, les lèvres charnues tombent sans adoucissante interruption ni saillie dans la masse de la tête dont le haut du crâne est en arrière de son axe. Les bras sans souplesse sont collés au torse lourd et compact (...) avec cette fracture trop élevée et trop horizontale des clavicules que nous ne retrouvons peut-être que dans les sculptures de la même contrée et de la même période. La seule chose qui puisse nous faire présager l'avenir (ou tout au moins que l'on trouve plutôt à cette époque que chez les Égyptiens) est la facture carrée du corps, surtout au cou – forme qui devait plus tard triompher avec Polyclète le point de repos dans la suite des apparitions nouvelles – mais pour Rodin, cet Apollon d'Orchomène, à cause de son allure « égyptianisante » possède cette attrayante signification."

Fritz Hoher, « Auguste Rodin und die Antique » (« Auguste Rodin et l'antique »), Die Kunst-Halle, n°5, 1er décembre 1904.

 

 

Mais Rodin n'était pas encore parvenu au terme de son évolution dans l'art du dessin. Il s'efforçait d'aller vers une simplification de plus en plus grande, en réduisant de plus en plus ses moyens artistiques mais cherchant à aller en même temps vers une intériorisation de plus en plus poussé. Ce n'était pas assez pour lui : il voulait saisir les passions humaines dans toute leur profondeur et les montrer en pleine vérité, voulant réduire au maximum et atteindre un style de plus en plus proche de l'aphorisme. Il remontait jusqu'aux origines de l'art grec, jusqu'à ses touts premiers débuts, se plongeait dans la langue lapidaire et inspirée des peintures funéraires égyptiennes et dans la plastique égyptienne des courbes. Il sentait la vérité presqu'effrayante et la vivacité des masques mortuaires mycéniens et à travers quelques unes des magnifiques statues de Boudha du musée Guimet de Paris, il a saisi l'essence de cette conception hindoue du monde qui ne considère le détail qu'en tant que fragment d'un ensemble d'incarnations...

Otto Grautof, « Auguste Rodin Handzeichnungen » (« Les dessins d'Auguste Rodin »), Die Gegenwart, 1er février 1908.

 

 

... Rodin me montra d'abord ses antiques. Il les a acquis ces dernières années et il les étudie constamment. De temps en temps il ouvre une vitrine, y cueille une statue grecques, un faucon égyptien, un fragment de marbre ou de bronze que le temps a patiné ou que la rouille attaque, et son doigt caressant en suit les lignes essentielles, dont il se dégage la simplicité, l'unité et la splendeur. (...) Dans le jardin rouge de cerises, autour de la pièce d'eau, dans le pré voisin ou les foins fleurissent, sous les arbres, dans les bosquets se dressent de beaux fragments antiques choisis avec sûreté, disposés avec une fine entente de leur accord avec le paysage. Ici, c'est un délicieux petit faune qui se cache dans la feuillée ; là, c'est un animal égyptien qui donne avec une extraordinaire intensité l'illusion de la vie...

Edouard Rod, « Une visite à Rodin », Le Figaro, 12 août 1908.

 

 

"Ceux qui persistent à affirmer que Rodin n'admire que ses propres œuvres, ceux-là sont des gens peu renseignés ; (…) Il croit fermement que la beauté a été de tout les temps ; et c'est cette idée absolue qui rend ses collections si captivantes et si variées. Visitez les durant un très long moment. Vous y verrez l'Égypte représentée par ses témoignages religieux et funéraires : peintures murales, objets de toilette, porteuses d'offrandes, épervier, statues de bois, reines de l'époque Saïte, etc., etc."

Coquiot Gustave, Le Vrai Rodin, J. Tallandier, Paris, 1913, p. 233-234.

 

 

"Ah ! Certes, que d'heures il médite devant ses antiques, ses bronzes cambodgiens, ses terres cuites de Tanagra et de la basse Égypte, ses Lékythes grecs à fond blanc, ses pierres gravées de Thèbes ou d'Héliopolis et devant ses stèles assyriennes si curieusement émaillées ! Avec quels doigts frémissants il touche ces vieilles pierres patinées, vernies , dorées et quelquefois si grises ! Et comme il les dispose bien toutes ! (p. 31)

"Et il y a tant encore de musées d'antiques ; une autre forte passion. Aussi, Rodin vit d'inégalables heures dans la collection du Vatican, l'incomparable. Il regarde, il contemple ; il emportera au plus profond de sa mémoire les chef-d'œuvre si désirés dans le musée Pio-Clementino, dans le musée égyptien, dans la salle du Bige, dans la galerie des Candélabres (...). (p. 120) (…) En même temps que des œuvres du maître, les visiteurs du musée jouiront de ses collections. Elle leur paraîtront précieuses à un double titre : d'abord par leur valeur artistique ; ensuite, parce qu'elles font mieux connaître le goût de celui qui les a aimées. Celle des antiques est la plus nombreuse. 562 pièces y représentent l'art égyptien" (p. 137)

Coquiot Gustave, Rodin à l'Hôtel de Biron et à Meudon, Librairie Ollendorff, Paris, 1917.

 

 

"De ses voyages à l'étranger, comme des visites aux antiquaires parisiens, de ses excursions dans les provinces françaises, le statuaire a rapporté une quantité d'antiques, entiers ou fragmentaires, dans lesquels il trouvait une fraternité ou au moins quelque analogie avec sa nature. (...) Ses admirations l'entraînèrent à de nombreuses acquisitions, de l'Inde, de Chine, du Japon, surtout de l'Égypte et de la Grèce, de Rome, aussi de l'art ogival français. Au musée Rodin, quatre vitrines contiennent un couvercle du coffre d'une momie, des éléments de la vieille Égypte, des vases grecs, de petits marbres, bronzes, terres cuites et verreries grecques ou romaines, ivoires. Toutefois cette salle n'est qu'un préambule du usée des antiques constitué à Meudon.

Parmi les objets importants de l'Égypte, on remarque un Ptolémée, une tête de déesse, un chat en bronze, la partie supérieure d'un sarcophage en bois peint, un lion couché, le pharaon Hastito, un Horus, nu, en albâtre, - et de presque innombrables bas-reliefs, torses, statues hommes, statues femmes, masques, vases, panneaux, objets en os ou ivoire."

Léon Riotor, Rodin, Librairie Félix-Alcan, Paris, 1927, p. 93-94.

 

 

"A l'hôtel Biron, c'est un Japonais qu'il avait chargé de la délicate besogne de rassembler les fragments de bas-reliefs égyptiens achetés pour ses collections et de monter ses plus précieuses esquisses. (p.16) (…) Un soir en observant ma sœur Eve-Rose occupée à essayer un léger vêtement à Mme Rodin : « En travaillant, votre sœur ne place pas ses mains comme les autres personnes, me dit-il ; elle les pose comme on le voit sur les bas-reliefs égyptiens ; elles seraient intéressantes à étudier. » (p. 24) (…) Le repas terminé, visite des salons décorés de nombreux et importants tableaux qui étaient des portraits de famille, tous peints et signés par la femme du banquier. Impénétrable, Rodin les examinait d'un rapide coup d'oeil. On attendait, on espérait un mot d'approbation, un signe de l'homme illustre, Van der Stappen se multipliait. Rien, sauf un silence qui nous gelait tous. Tout à coup, apercevant une vitrine remplie de bibelots, Rodin plante son binocle sur son nez, pique droit vers le meuble, le fouille du regard et, de sa voix la plus tendre : « Oh ! Cette petite statue égyptienne !... quelle merveille !... La grâce de ces grands artistes... Que nous sommes auprès d'eux ? » Il frémissait du désir de tenir la statuette entre ses doigts, pour en jouir par le toucher autant que par la vue. Puis le silence retomba comme la dalle d'un caveau et ce fut définitif. (p. 54) (…) Il réclame sa carte de la Bibliothèque Nationale et dit qu'il en a obtenu une du Louvre, avec la permission de prendre des dessins « au Musée égyptien lequel dépend d'une autre administration ». (p. 124)

Judith Cladel, Rodin, sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Bernard Grasset, Paris, 1936.

 

 

"The figures, some of them on brocken brick, from ancient Egypt, would hold the sculptor standing before them. And he remarked : " more than all, the Egyptian attract me ; it is pure. The beauty of the mind graces all its works. " These were all objects wrought in love, now held in love beyond concern for value."
V. Frisch, J.T. Shipley, Auguste Rodin : A biography, Frederick A. Stokes company, New-York, 1939, p. 292.